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Le médecin du quartier

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Le médecin du quartier

Il pleut des cordes et bien sûr, mon parapluie ne s’ouvre plus. C’est en principe le printemps, alors pas question de nous enfermer. Clarisse et moi sommes confortablement installées sous les larges auvents de la terrasse du Killy-Jen.

« Je suis médecin généraliste de l’autre côté de la rue. Je travaillais avec Jean Carpentier, qui a défrayé la chronique pendant les années 70. À l’époque, il avait fait un tract parce que deux enfants avaient été exclus du lycée de Corbeil pour s’être embrassés sur la bouche. Ce tract intitulé « Apprenons à faire l’amour » était extrêmement anodin mais il avait été ronéoté dans tous les lycées de France.

Suite à une plainte des parents d’élèves à l’Ordre des Médecins, Jean a été suspendu un an. Je l’ai remplacé à Corbeil, puis je l’ai rejoint dans l’association La Rue, à Paris 12ème. J’ai travaillé 30 ans avec Jean.

Au départ ce n’était pas un cabinet médical isolé : il y avait aussi l’Orgue de Barbarie, le Vidéo Ciné Troc…. Dans le quartier d’Aligre, nous étions 20 associations, chacune dans une ancienne boutique. C’était très vivant.

C’était en même temps que les débuts du Relais 59 (alors au 59 avenue Daumesnil) : les Sœurs de la Charité de Nevers ont eu le génie d’ouvrir cette maison de quartier. On a tout de suite rencontré Marie-Thérèse, qui était infirmière.

Lorsqu’il y a eu l’histoire de la drogue sur l’ilot Chalon, nous avons beaucoup travaillé ensemble. Ou quand ils avaient un petit machin médical pédagogique à faire, sur la contraception par exemple, ils m’appelaient : on se passait les préservatifs sur les doigts de Marie-Thérèse… Elle était drôle !

Et cette maison sous les arches, on aurait dit un bateau, tu vois, c’était génial. Au premier étage, c’était tout en bois : en bas il y avait un escalier en chêne et une énorme cuisine. C’était le siège d’une vingtaine d’associations.

Maintenant on a vieilli avec nos drogués, même si beaucoup sont morts notamment du sida. Dans les années 80, on s’est mobilisés avec pas mal de médecins parisiens, nous avons eu les traitements avant d’avoir l’autorisation de la science, des pharmacies… On a eu des procès, qu’on a tous fini par gagner. Mais nous avons été très lents. Les seringues en vente libre en 1987… Tu te rends compte ! Le sida, ça faisait 6 ans qu’il était là.

Et puis les Soeurs de Nevers sont parties et le Relais a déménagé. Les voûtes sont devenues ces boutiques d’art.

Tous nos petits enfants du quartier, ils sont passés par le Relais pour les cours du soir, les devoirs, etc. On est à la troisième génération, mine de rien. On a beaucoup de vieux maghrébins des années 60 ou 70. Ils sont étrangers toujours et partout, ici et là-bas, quand ils rentrent au bled. Ils habitent souvent dans des chambres d’hôtel ou dans des chambres de bonne, au 6ème étage sans ascenseur.

Tu vois, beaucoup sont venus travailler seuls en se disant : “ Je gagne ma vie et celle de ma famille. ” Et quand ils rentrent, il y a toujours ces histoires de prise en charge de la santé. »

Un homme venu demander une cigarette à Clarisse lui dit pour la remercier : « Hé ! vous êtes une artiste vous ! »

– Hein ?… Ouais, ça marche !

– Hé ! Franchement, vous êtes une fleur au cœur de princesse ! Que la terre vous protège !

– Vous aussi, je vous bénis !

– Merci Madame !

Clarisse se tourne vers moi : « Donc voilà, qu’est-ce que je peux te raconter d’autre ? On peut se déplacer aussi si tu veux. »

Direction le cabinet médical de Clarisse, situé au-dessus d’un local rempli de vieilles chaises attendant d’être rempaillées.

« Il reste aussi la librairie : ce ne sont plus les mêmes, mais au moins ce n’est pas une téléphonie mobile ou une agence immobilière. »

Vu l’accueil au Penty, le bar de Jojo où Clarisse fait « des consultations de bistrot», j’ai l’impression d’être la seule dans le quartier à ne pas connaître mon guide.

Un bel homme jeune, en train de siroter un verre avec sa toute aussi belle moitié, appelle Clarisse :

– Salut, mère Noël !

– Grand-mère Noël !

– Oh ça va ! Te vieillis pas !

Clarisse m’explique : « Avec les associations du quartier, je fais la mère Noël tous les ans depuis trente ans. Alors je suis la grand-mère Noël maintenant ! » (Rires)

Plus tard, repartie dans le bain plus bruyant la rue du Faubourg Saint-Antoine, je reçois une photo sur mon téléphone : le fameux chapeau de la mère Noël est une explosion rouge et bleue mouchetée de lumières électriques et complétée du sourire malin de Clarisse. 

Rencontre réalisée en mars 2017