Changer de regard grâce au portrait dessiné

C’est quoi ton pays ?

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C’est quoi ton pays ?

« Me dis pas que je vais devenir comme ça, là ! » s’exclame Emmanuella en découvrant un exemple de portrait que j’ai dessiné.

– Attends, lui c’est un homme, tu ne seras pas comme lui ! Je dessine aussi des femmes. Elle, c’est une dame qui a environ 65 ans donc tu ne vas pas lui ressembler. Elle a beaucoup aimé son portrait. Tu vois ce portrait ? C’est Juliette. Bon c’est pas la même chose, elle a les cheveux blonds.

Emmanuella a 6 ans et l’expérience du portrait ne l’intéresse pas du tout. Elle jouait avec d’autres enfants et la voilà obligée de nous suivre dans un café, sa mère et moi.

Mes explications semblent l’avoir satisfaite, elle passe à autre chose : « Est-ce que c’est vrai que si je bois les pépins, je vais devenir un haricot vert ? A la cantine, je voulais faire du jus de fruit et y avait des pépins. Ils disaient ‘’Nan nan ! Attention ! Si tu bois du jus, si t’avales les graines, tu vas devenir une plante !’’ Après, ils croyaient que j’avais bu mais j’avais pas bu. » Elle sourit. « Ils disent n’importe quoi. »

Pendant qu’elle patiente en jouant avec la paille de son jus d’orange, Mariam, sa maman, me raconte : « On est partis en vacances en Mauritanie l’année dernière pour découvrir comment ça se passe en Afrique. Elle a vu plein de choses. Par exemple, y a pas le robinet dans la maison, ils vont au puits chercher de l’eau. Après elle a essayé de prendre l’eau sur la tête. »

Emmanuella lève la tête de son verre : « Ah oui, c’était avec tata ! On prenait des pagnes et on les mettait en rond sur notre tête et on mettait le petit seau sur la tête. Et après, même si c’est pas sec on prenait les habits et après on partait à la maison avec. »

Mariam : « Là-bas, y a pas de machine à laver, c’est à la main. C’est plus la femme qui fait à manger ou qui prépare le linge. Les hommes vont chercher du bois, ils vont aussi aller cultiver, faire le mil, mais voilà c’est tout. Ils font pas grand-chose en Afrique. Après y en a, ils vont à l’étranger travailler… Les hommes, c’est comme des rois ! »

Emmanuella : « Ils faisaient que de tuer des moutons. Ils prennent des couteaux et ils les tuent. Et après nous on mange, mais moi je mangeais pas. »

Moi : « Pourquoi ? Tu n’aimes pas ? »

Emmanuella : « J’ai horreur. Maman, elle a mangé du mouton…. Hein ! Je te rappelle. » (Froncement de sourcils en direction de sa mère)

Mariam : « Au moins on sait d’où viennent les aliments… Elle a vu les chameaux, les ânes, elle a vu le désert. Quand on veut aller dans mon village, y a le Sahara. Franchement c’est magnifique. Tu vois les gens dans une tente, ils boivent le thé, ils mangent tranquille. »

Quand j’exprime le souhait d’aller en Mauritanie, Emmanuella est très étonnée : « Tu veux aller là-bas ? Ben je sais pas… Une blanche en Mauritanie ? Nan-nan mais tu… Toc-toc, là, hein ! »

– Tu penses que je pourrais passer inaperçue ?

Elle réfléchit, puis sur un ton maternel :

– C’est pas grave, Maman va te prêter du maquillage marron. Ou je vais te mettre de la peinture sur le visage. Et ils vont dire : ‘’Oh regardez ! Y a une nouvelle noire, elle a des beaux cheveux, wouaaaaah !’’

– Est-ce que je pourrais essayer de me faire des nattes ? Mais j’ai des cheveux tout plats…

– Il faudrait te couper les cheveux… mais j’ai pas envie de te les couper… Ah j’ai une idée !

– Laquelle ?

– Tu vas mettre une fausse perruque. Peut-être tu mets un truc à ma mère. Mais c’est pas grave parce qu’y vont rien dire parce qu’y a des arabes même là-bas. Regarde : ils vont croire que tu es une arabe. »

« La Mauritanie est un pays arabe, un pays de métissage », commence Mariam.

Emmanuella bloque sur mes cheveux : « Je vais couper tes pointes. Tu connais les pointes dans les cheveux ?

Moi : « Quand on a des petites pointes, là ? »

Elle, prenant une mèche de mes cheveux : « Regarde, y a des pointes ici. »

Moi : « Oh ça va hein ! Franchement… »

Elle : « Toi t’en as pas DU TOUT ! »

Moi : « Ah c’est gentil ! »

Et pendant qu’elle entreprend de me coiffer, Mariam poursuit : « Y a beaucoup de monde en Mauritanie. Tu parles français, arabe, wolof, soninké, bambara… Il y a même des Chinois qui sont là-bas maintenant. Dans le monde maintenant, partout où tu vas, il y a le mélange. »

Emmanuella, en vraie pro qui coiffe et parle en même temps : « C’est quoi ton pays, en fait ? »

Moi : « Je suis née en France et je sais qu’il y a longtemps, ma famille venait d’Espagne. »

Mariam : « Il faut montrer à un enfant dès maintenant comment ça se passe la vie en Afrique et la vie d’ici. Y a des gens ils sont comme ça, y a des autres pays ils sont comme ça, la France est comme ça, l’Amérique c’est comme ça, chacun est différent. En France on a de la chance d’aller à l’école. Après je lui dis : ‘’Tu vois Manu, y a des enfants ils ont pas les moyens pour manger. Au lieu de gaspiller la nourriture… Y a des noirs, ils ont faim.’’ Elle comprend maintenant. »

Emmanuella intervient pour une information capitale et que je lui pardonne : « Tes cheveux, ils commencent à être gris. »

Moi : « Je sais, j’ai des cheveux blancs ! J’en ai quelques-uns… »

Mariam : « Mais moi j’aimerais bien que l’Afrique se développe parce qu’il y a beaucoup de choses à faire là-bas. Le président il a de l’argent mais il veut pas le donner. Mon pays, il y a la richesse mais des fois l’Etat, ils font n’importe quoi. Ils mangent l’argent. Et les gens qui sont faibles, c’est eux qui paient.

Tu vois moi, c’est ça que j’ai pas compris en fait. Y a des trucs qu’on peut fabriquer en Afrique. Avec le beurre de karité, on peut ouvrir des petits magasins, aux gens ça ramènerait un peu d’argent. 200 euros par mois, les gens ils vivent. Par exemple pour faire le riz, comment ça se passe, comment on fabrique, des petits trucs comme ça… mais l’Etat il finance pas aux jeunes. En Mauritanie y a beaucoup de jeunes qui ont bac + 4 ou bac + 5 mais ils sont obligés de venir ici pour travailler ou ils vont au Canada… »

Emmanuella : « Me dis pas que tu me l’as détruite, ma coiffure ?? »

Nous sommes en train de partir et la fragile coiffure s’est défaite toute seule :

– Oh elle était comment ? Comme ça ? »

– Attends, c’est moi qui vais la refaire… Tu peux arrêter de bouger, s’il te plaît ? »

Lorsque nous nous quittons, Emmanuella bénit mon sac d’un baiser, ce qui me laisse espérer qu’elle a finalement passé un bon moment.

Rencontre réalisée en avril 2017